Kofi Annan, l’ancien secrétaire général des Nations unies et prix Nobel de la paix en 2001 écrivait récemment qu’il faudra éventuellement réfléchir à des façons de discipliner les géants du Web.
Bon, il ne l’a pas écrit tout à fait comme ça, mais c’était à peu près ce que ça voulait dire. Qu’il fallait le faire afin de sauver la démocratie notamment.
GAFA, ça vous dit quelque chose? Google, Apple, Facebook et Amazon.
Un acronyme symbolisant toute la puissance d’une poignée d’entreprises technologiques et médiatiques qui aspirent dans leur tourbillon une grande partie des activités sur la toile mondiale.
Malheureusement, ceux qui demeurent les derniers remparts contre la désinformation en ligne, c’est-à-dire nos médias locaux, eux, sont en train de passer un mauvais quart d’heure.
Pourquoi? En partie parce que ça bouge beaucoup trop rapidement pour de petits médias comme les nôtres.
J’ai comme l’impression que nous pourrions, du moins en partie, régler quelques-uns de nos problèmes si les gros joueurs des industries techno et médiatique voulaient bien nous aider à suivre la parade.
Parce que la contribution de l’État, c’est une bonne chose. Mais agir en bons citoyens corporatifs ne seraient pas non plus une mauvaise chose de la part de ces entreprises-là.
Je vous donne un exemple…
Avril 2010, le premier iPad
Il y aura 8 ans en avril prochain, Apple commençait la commercialisation de son premier iPad. Vendu à des millions d’exemplaires dans les mois suivants, de nombreuses autres entreprises lui emboîtèrent le pas.
Or, depuis quelques années, rien ne va plus pour les tablettes tactiles. Ça tombe, ça tombe.
Entre 2016 et 2017, les ventes de tablettes tactiles ont encore baissé de 6,5 %; le mouvement n’arrête plus.
Personnellement, j’ai possédé ma dernière tablette il y a 3 ou 4 ans. Je ne l’ai jamais remplacée depuis.
Si vous jetez un coup d’œil dans la boutique virtuelle de Google, on ne trouve plus la trace d’aucune tablette tactile, et ce, malgré tout le succès rencontré par ses produits Nexus il y a quelques années.
La raison? Les téléphones intelligents dotés d’écrans un peu plus grands (entre 5,5″ et 6,5″) ont relégué les tablettes tactiles aux oubliettes. Ou presque.
Apple devrait d’ailleurs lancé incessamment un téléphone semblable doté d’un écran de 6,5″ de diagonale.
Imaginez s’il y a 3, 4 ans, les membres de l’Association de la presse francophone avaient joué leur va-tout sur une application entièrement conçue pour les tablettes tactiles. Un peu comme l’a fait La Presse avant d’abandonner complètement le papier.
Devant quoi se retrouveraient-ils aujourd’hui? Un projet à recommencer de bout en bout?
Comme le Toronto Star qui avait fondé beaucoup d’espoir sur son application pour tablettes tactiles en 2015 mais en a cessé l’exploitation moins de deux ans plus tard.
Je vous le dis, je prends l’autobus quotidiennement pour me rendre au travail. Des tablettes? Je n’en vois pratiquement plus. C’est devenu anecdotique. Et là, je pèse très, très fort sur le mot « anecdotique ».
Oh, attention! Je ne dis pas que l’iPad d’Apple et la Galaxy Tab de Samsung sont complètement disparus.
N’empêche que le Toronto Star a dû rendre les armes, parce qu’il était trop coûteux d’entretenir un tel modèle d’affaires pour un si petit lectorat.
L’entreprise a finalement revu ses plans et décidé d’offrir une seule application qui couvre tant les smartphones et les tablettes tactiles.
Finie la belle bébelle pour les tablettes iPad.
Rien ne nous dit d’ailleurs que malgré tout le succès qu’elle remporte, l’application La Presse+ est une grosse machine à imprimer de l’argent. Ça marche, certes. Mais tant que ça?
Coût total du flop au Toronto Star : 20 millions de dollars. On s’entend que ce n’est pas donné pour réaliser une expérience d’à peine 2 ans.
Pensez-vous que de petites entreprises de presse tels que les journaux membres de l’Association de la presse francophone auraient eu le loisir de s’offrir un tel luxe et se relever? 20 millions flambés sur 2 ans?
Prochains dans la mire : les smartphones
Le pire, vous savez quoi? C’est que les téléphones intelligents sont sans doute les prochains petits appareils à entrer dans le couloir de la mort.
Pourtant, dans des radios comme les nôtres, plusieurs fondent de grands espoirs envers les smartphones afin de conquérir de nouveaux publics. Exactement comme certains journaux l’ont fait avec la tablette tactile.
Or, les ventes de téléphones intelligents ont elles aussi commencé à reculer à travers le monde.
Au dernier trimestre de 2017, les ventes de smartphones se sont établies à 408 millions d’unités vendues. C’est encore beaucoup. Je vous l’accorde.
Sauf qu’il s’agit d’un recul de 5,6 % comparativement à la période correspondante de 2016, selon la firme Gartner spécialisée en recherche et statistiques sur les technologies.
Ce n’est peut-être qu’une première baisse, sauf qu’elle est significative. Quand je vous disais que ça va vite. Très vite.
Déjà la prochaine révolution technologique
Pourquoi en sommes-nous rendus là? Peut-être ne l’avez-vous pas remarqué, mais ce premier recul des ventes de smartphones coïncide EXACTEMENT avec l’arrivée massive entre autres des assistants personnels, des enceintes connectées et de l’intelligence artificielle.
Amazon a déjà sa famille Echo, Apple son HomePod, tandis que Google a son Google Home. Bientôt, Spotify et Facebook y seront eux aussi bien engagés.
Ça veut dire quoi?
Ça signifie qu’à peine sommes-nous en train de finir l’ouvrage sur une certaine plateforme, que déjà les radios (et même les podcasteurs d’ailleurs) qui rejoignent leurs auditeurs sur leur smartphone devront très vite se trouver d’autres plateformes.
Ça, c’est un peu préoccupant. Préoccupant parce que de petites organisations comme les nôtres ont de la difficulté à suivre le pas.
On n’a pas 20 millions à dépenser pour s’offrir le luxe de recommencer une application ou un gadget à pitons à tous les 2 ans.
D’ici peu, il ne suffira plus de posséder un site Web mobile et des applications pour les téléphones intelligents pour s’immiscer dans le quotidien des auditeurs. Il faudra aussi gagner sa place dans les appareils connectés de ces géants mondiaux. Téléviseurs, assistants personnels, etc.
Le passé n’est pas toujours garant de l’avenir
Devrions-nous travailler à créer nos propres équipements de réception? Nos propres plateformes numériques indépendantes? Comme le Toronto Star l’a fait en 2015 avec l’outil élaboré par La Presse? Ou comme NPR (la National Public Radio) en 2009 avec la firme Livio?
Je vous ferai quand même remarquer que l’idée de NPR en 2009 avait connu une finale pas tellement reluisante.
L’appareil a cessé d’être commercialisé peu de temps après par l’entreprise Livio depuis rachetée par Ford afin de travailler sur les véhicules connectés. Ironie du sort.
Si l’on disposait d’un laboratoire d’innovation technologique entièrement dédié à aider les petits médias comme les nôtres à échafauder des plans d’avenir, réfléchir à des solutions, créer de nouveaux produits, ce serait sans doute déjà une bonne chose.
Pourquoi les géants de l’électronique et du Web ne nous aideraient-ils pas à financer un tel laboratoire d’innovation technologique? Ils en ont l’obligation morale, selon moi, dans l’état actuel des choses.
Pas des initiatives dont le but n’est que d’accoucher d’autres produits pour remplir les coffres de ces monstres. Plutôt de réels projets pour aider la presse locale.
Des professionnels de l’industrie et nos entreprises médiatiques travailleraient ensemble à y échafauder des solutions novatrices pour les entreprises de presse locales et communautaires.
Bref, ce qu’aucun d’entre-nous n’aura jamais la chance de se payer avec ses petites économies.
Il me semble que ça serait déjà une façon pour ces géants aux dents longues de contribuer, du moins en partie, à endiguer le phénomène des fausses nouvelles et favoriser la démocratie.
Comme l’aimerait Kofi Annan.
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